· 

Une analyse de Petit Pays

Chers lecteurs,

 

Petit Pays est le premier roman de Gaël Faye, auteur-compositeur-interprète franco-rwandais. Publié en 2016, il raconte l'enfance d'un jeune franco-burundais, Gabriel, qui a grandi au Burundi alors que la guerre civile et le génocide des Tutsi faisaient rage.

Ce nouvel article autour du chef-d’œuvre de Gaël Faye, Petit Pays, est l'occasion de me lancer dans une analyse (partielle) du roman. Si ce n'est pas déjà fait, je vous invite à aller voir mon premier résumé et commentaire de Petit Pays. Et pour mieux comprendre ce nouvel article sans être « spoilé », je vous conseille de lire le livre avant.

 

En vous souhaitant une bonne lecture, j'attends vos commentaires et idées !

 

NB : Toutes les citations sont tirées du roman.


Un sentiment pour fil conducteur

Le narrateur adulte ressent d'abord un fort sentiment d'exil loin de son pays natal. Il dit ne plus avoir d'origine et n'appartenir à aucun pays, il « n'habite plus nulle part ». Il ne se sent pas chez lui en France et le Burundi, qu'il a quitté longtemps auparavant, n'est qu'un souvenir de son enfance. Ce sentiment se traduit notamment par son inadaptation au climat français, il a « le corps emmailloté. [...] [s]es pieds [...] se cachent ». En effet, il était très peu habillé et toujours pieds nus au Burundi. Il ne s'adapte pas non plus à la ville et à son atmosphère particulière car « il n'y a aucun manguier dans le petit parc coincé entre le centre commercial et les lignes du chemin de fer ». Il déplore par là la disparition de la nature où il vivait, au profit des constructions artificielles. Son sentiment d'exil se traduit aussi par son identification aux migrants dont on parle à la télévision. Il se reconnaît en eux ; et il regrette que les médecins ne « di[sent] rien du pays en eux », rien du sentiment d'exil que doivent ressentir ces enfants, arrachés à leur pays comme il l'a lui même vécu. Et même si ce sont deux époques différentes, « ces enfants [...] écriront peut-être [leur histoire], un jour », comme lui.

 

Liée au sentiment d'exil, une certaine nostalgie transparaît également dans le récit. Le narrateur pense sans cesse à son enfance et à son pays, à tel point qu' il « [y] revien[t] ; la nuit en rêve, le jour en songe ». Il a perdu la convivialité et le lien qui unissait les gens au Burundi. Alors qu'il connaissait tout le monde là-bas, « [s]es voisins sont de parfaits inconnus » désormais. Les mangues, dont Gabriel parle à plusieurs reprises, lui manquent aussi. Il va jusqu'à détourner une expression couramment utilisée pour le montrer, en écrivant « quand j'étais haut comme trois mangues » . Regrettant la nonchalance des journées et le rythme de vie paisible de son enfance, il regarde souvent les photos et autres souvenirs matériels qu'il a conservés. Ceux-ci lui permettent de ne pas oublier mais lui infligent toujours plus de douleur, lui rappelant les moments tristes comme heureux de son passé.

 

Tout cela est accentué par la recherche constante du passé dans tout ce qui l'entoure. Chaque jour, il compare ce qu'il voit avec ce qu'il connaissait au Burundi. Par exemple, il « observe [...] le marronnier effeuillé [...], [et] imagine à sa place la puissante voûte des manguiers ». Il précise également au début du livre qu' « un bruit [...], une odeur [...], une lumière [...], un geste, un silence parfois suffisent à réveiller le souvenir de l'enfance ». Le jour de son anniversaire, « c'est à chaque fois la même chose [...], une lourde mélancolie s'abat sur [lui] ». Lorsqu'il se retrouve seul le jour de ses trente-trois ans, il l'oppose à celui de ses onze ans au Burundi, cette « fête d'éternité ». Puis, plus tard, lorsque son rêve se réalise enfin et qu'il retourne au Burundi, il recherche chaque détail du passé aux mêmes endroits. Mais il est déçu puisque « des murs de parpaings [...] ont remplacé les haies colorées de bougainvilliers ». Lorsqu'il retourne au cabaret de l'impasse, le passé est très présent, ce qui est mis en lumière par l'anaphore : « les clients ont les mêmes conversations, les mêmes espoirs, les mêmes divagations que dans le passé ».

Mme Economopoulos, le mentor de Gaby

Un des personnages principaux, Mme Economopoulos, joue un rôle très important dans le récit. Lors de sa brève apparition dans la vie de Gaby au Burundi, elle a été le guide qui lui a permis de forger son histoire. Même lorsqu'elle n'était plus auprès de lui, elle a continué  de le guider en lui indiquant la voie de la raison, sans jamais l'influencer. C'est notamment grâce à elle qu'il est revenu au Burundi, alors qu'elle était déjà morte. Il ne l'aurait certainement pas fait sinon.

 

Mme Economopoulos a premièrement donné une échappatoire à Gaby pendant la guerre : la lecture. C'est elle qui lui a fait découvrir les livres, le plaisir de les voir, de les toucher, de les sentir, de les appréhender et de les lire. C'étaient « les grands amours de [s]a vie. [...] Ils [l]'ont changée ». Et c'est grâce à cela que Gabriel a pu s'évader, se constituer une bulle de bonheur au milieu de la guerre qui déchirait son pays et des tensions entre ses amis et lui. Plus que l'amour des livres, Mme Economopoulos a aussi transmis à Gaby sa vision de la beauté du monde. Elle lui a fait prendre conscience de son infinité : « j'avais aboli les limites de l'impasse, [...] le monde s'étendait plus loin ». Ses lectures constituent ainsi à Gaby un véritable passeport pour l'avenir, lui permettant de voir toujours plus loin et plus beau.

 

Mais, par-dessus tout, Mme Economopoulos a fait de Gaby l'adulte qu'il est aujourd'hui. Elle l'a aidé à grandir en remplaçant sa mère absente, au moment où celle-ci a disparu au Rwanda. C'est aussi grâce à elle qu'il a développé son esprit critique : « [Elle] voulait savoir ce que j'en avais pensé. [...] J'ai commencé à lui dire ce que je ressentais, les questions que je me posais, mon avis sur l'auteur ou les personnages » . Il a ainsi découvert son intelligence et gagné en maturité, « découvra[nt] [...] une infinité de choses tapies au fond de [lui] ». Il a appris à réfléchir par lui-même sans suivre un modèle ou une route déjà tracée ; à être lui-même sans que personne ne lui dicte sa conduite, pas même ses amis, ni les Tutsi, ni les Hutu, ou n'importe qui : « j'apprenais à identifier mes goûts, mes envies [...], [elle] me donnait confiance en moi ». Madame Economopoulos l'a peu à peu invité à se forger une opinion sur ce qui l'entourait et à décider ce qu'il en pensait : « j'apprenais à identifier [...] ma manière de voir et de ressentir l'univers ».

 

Une fois Gabriel adulte, Mme Economopoulos continue de le guider, notamment grâce à ce poème qu'elle lui a donné quand il est parti. A chaque fois qu'il voit quelque chose en rapport avec les livres, il pense à elle : « chaque ville possède tant de bibliothèques ». Et c'est elle qui le fait revenir dans son pays en lui donnant une véritable raison d'y aller, car c'est ce qui lui manquait pour sauter le pas.

Mon avis critique

C'est un livre qui m'a beaucoup touchée et émue. La guerre civile au Burundi et le génocide des Tutsi sont des sujets assez peu évoqués dans la littérature, mais Gaël Faye rectifie très bien cela. Le récit est construit de telle sorte qu'il est très prenant et l'on ne peut s'en détacher avant la fin. En effet, on part d'une enfance heureuse et paisible pour arriver progressivement à l'apocalypse, en une suite d'horreurs et de massacres. La seule chose que je puisse reprocher à la construction de la narration est d'être parfois un peu trop rapide, car le lecteur n'a pas toujours le temps de s'imprégner d'une scène ou d'un évènement avant que l'on passe au suivant.

 

Si l'histoire m'a permis d'apprécier le livre, les personnages ont été tout aussi essentiels. Même s'ils sont tous fascinants et attachants, j'ai préféré Prothé et Ana. Prothé est un homme juste et bon, il ne condamne personne sans preuves et est toujours prévenant, notamment avec Gaby et Ana. Également très discret, cela ne l'empêche aucunement d'avoir des idées critiques, claires et précises sur la politique, la société et les gens. Quant à Ana, elle est très forte malgré son jeune âge. Alors même que sa mère lui raconte des horreurs chaque nuit, elle ne flanche jamais. Déterminée, elle ne s'attarde pas sur le passé et devient une femme d'affaires, alors que Gabriel survit en France, ne sachant quoi faire de sa vie. Elle choisit d'aller de l'avant sans sombrer dans la nostalgie.

 

Les émotions que ce roman communique le rendent d'autant plus palpitant. Il est poignant et profond et on ressent chaque émotion du narrateur : la joie, la peur, le bonheur, la tristesse... Au fil de la progression, les sentiments deviennent plus forts et intenses. Après avoir lu les derniers mots, on reste un instant interdit, comme si le temps était suspendu, puis l'histoire repasse dans notre tête... C'est alors à regret que l'on referme le livre et que l'on quitte ce moment hors du temps, vécu au rythme de l'histoire et avec le narrateur, tantôt dans le soleil et l'insouciance de la jeunesse, tantôt dans la guerre et la souffrance.

Et tout cela, grâce à l'écriture magnifique de Gaël Faye. Alors qu'il aurait pu écrire toute cette histoire avec son regard d'adulte, il fait le choix de se replonger dans son enfance. C'est ce choix qui est très intéressant et qui fait toute la subtilité du livre : le lecteur s'immisce parfaitement dans la peau de Gaby et voit tout à travers ses mots, ressent tout à travers son cœur. Très imagée et précise, l'écriture de Gaël Faye nous plonge au Burundi sans jamais y être allé ni l'avoir vu...

Une source de questionnements...

La nostalgie du pays natal et la rencontre avec Madame Economopoulos nous amène à nous demander ce qu'il serait arrivé à Gaby s'il était resté au Burundi. Serait-il devenu le même adulte ? Qui serait-il ? Quel serait son état d'esprit s'il n'avait pas rencontré Madame Economopoulos ?

Mais ces deux idées nous amènent également à une réflexion plus profonde et plus poussée. Que signifie l'appartenance à un pays, à une culture ? Est-ce aussi important pour tous les exilés que pour Gabriel ? Et que nous apportent les livres dans notre construction et notre vision du monde ?

Écrire commentaire

Commentaires: 2
  • #1

    Lola LEGER (mardi, 18 juillet 2023 18:22)

    merci beaucoup pour cette critique très constructive elle m'a permise de mieux comprendre le livre et a avoir un avis en plus sur se livre que j'ai aussi trouvé très touchant

  • #2

    Hamid AMOUHOU (dimanche, 22 octobre 2023 17:42)

    Bravo je vous tire chapeau haut pour la pertinence de votre critique profondément analysée et votre façon d appréhender la thématique voire les thématiques de l œuvre. Merci infiniment pour la générosité de votre lecture.